Le truc magique de la littérature est psychologique

(version en español más abajo)

J’aime beaucoup le travail de Xavier de la Porte. J’étais un grand fan de son émission Place de la toile notamment. Agrégé de lettres modernes et ancien élève de l’ENS, il a une capacité sans limite à se questionner sur le monde qui l’entoure. C’est résolument un honnête homme, qu’on pourrait écouter réfléchir à haute voix des heures sans se lasser.

 

Dans une causerie sur France inter (sans grand intérêt en dehors des interventions de Xavier de la Porte) intitulée La littérature est-elle censée nous faire du bien ?, notre lettré s’est lancé dans une de ses réflexions, armé de cet enthousiasme sainement candide qui le caractérise :

« La littérature c’est quand même un truc dingue : c’est un assemblage de signes -qui en plus est conjoncturel puisque c’est différent selon les civilisations et les langues-, un assemblage de signes qui produit des mots, qui donc après produisent des phrases, et qui ensuite produisent des pensées et des images. Comment ça marche ?! Comment est-il possible que, en lisant une phrase de Proust qui raconte, je sais pas, les miettes sur une table après le déjeuner au grand hôtel de Cabourg par exemple, comment ça fait pour produire cette image là ? Déjà c’est complètement dingue ! Et ensuite, comment ça fait pour que, à chaque fois ensuite qu’on voit une table de fin de déjeuner, pendant tout le reste de sa vie, et ben on pense à Proust ? C’est quand même des trucs qui sont absolument incroyables. (…). Y’a un truc merveilleux, magique, que je ne m’explique pas complètement… ».

Voilà une énigme qui nous fascine aussi, nous autres psychothérapeutes, car les mêmes mots qui fondent la littérature sont capables de nous plonger dans les pires souffrances, comme de les soulager. Dans les problématiques qui nous occupent, ce ne sont pas des images de miettes sur une table qui apparaissent, mais celles d’un accident, d’un abandon ou d’une humiliation, qui reviennent à la simple lecture d’un article de magazine sans aucun lien apparent, entretenant ainsi un sentiment de vulnérabilité et de faille indépassable. D’ailleurs, les efforts pour comprendre le fonctionnement du langage transcendent la psychologie depuis ses origines. Déjà William James, le père de la psychologie moderne écrivait « Le mot ‘chien’ ne mord pas », soulignant ainsi que le mot convoque assez souvent les émotions déclenchées par ce qu’il désigne, alors qu’il n’est pas la chose. Au travers du concept de fusion, l’ACT a également mis l’accent sur la capacité redoutable des mots à contrôler nos comportements.

Alors comment ça marche? Nous avons peut-être la réponse à cette question. C’est parti pour une application lapidaire de la Théorie des Cadres Relationnels à la littérature !

D’abord savoir comment les mots produisent des images (les miettes au grand hôtel de Cabourg). En premier lieu, il faut repérer que nous ne percevons pas que des stimuli, mais aussi des relations entre les stimuli. Lorsque nous voyons des pommes sur un arbre, nous ne percevons pas uniquement les caractéristiques propres de chacune de ces pommes. Nous les voyons également en comparaison les unes des autres. On jugera cette pomme plus grosse que cette autre, plus haute sur l’arbre, moins rouge, etc.

Parmi ces relations, la plus simple -mais aussi une des plus puissantes- est la relation d’équivalence. Un stimulus est équivalent à un autre. Le tour de passe-passe commence en raison du fait que deux stimuli en relation d’équivalence partagent la plupart de leurs propriétés. Si en arrivant au Club Med on vous remet ce collier de perles et on vous explique que chaque boule vaut 10 euros –c’est-à-dire qu’on met chaque boule en équivalence avec un billet de 10 euros-, vous allez faire attention à ne pas le perdre, comme si il était composé de vrais billets de 10 euros, même si vous savez que l’objet coûte très peu en lui-même.

Les mots sont des stimuli (sonores, écrits) mis en équivalence avec d’autres stimuli (des objets, des lieux, des émotions, des pensées, etc.). Ils acquièrent ainsi une part importante des propriétés de ce qu’ils désignent. Les miettes sur une table sont un stimulus auquel vous avez accédé précédemment par la vue (peut-être par le toucher et le goût également). Certainement quelqu’un a mis en équivalence le mot « miette » et l’expérience visuelle (tactile, gustative) que vous étiez en train d’en faire (« tu as vu toutes ces miettes Clara ? », « ne mets pas de miettes partout Clara », etc.). Le mot « miette » a alors attrapé les propriétés de cette expérience sensorielle. Entendre ou lire[1] le mot « miette » peut maintenant évoquer en vous l’image du stimulus qu’il désigne.

Et le tour de passe-passe continue, car le partage des propriétés fonctionne dans les deux sens ! Dans la Théorie des Cadres Relationnels, on parle d’implication mutuelle entre les stimuli mis en relation. En conséquence, voir les miettes évoquera certainement en vous le mot « miette », de façon automatique. Aussi, les premières miettes vues après la lecture du passage de Proust évoqueront certainement ce moment du livre où Proust décrit les miettes sur une table du grand hôtel à Cabourg. Si votre souvenir est encore assez vif, vous entendrez résonner les phrases exactes de Proust. Les images que vous vous êtes forgées à la lecture passeront furtivement en vous. Si cette expérience attire votre attention –disons qu’elle vous surprenne, ou vous impressionne, voire vous agace- vous allez malgré vous l’analyser, ou chercher à la repousser, renforçant d’autant la relation qui unit les miettes que vous voyez et celles décrites par Proust. En clair, vos miettes sont maintenant définitivement mélangées à celles de Proust et vous ne pouvez pas volontairement les débarrasser de cette propriété.

Voilà pourquoi, cher Xavier, chaque fois que vous voyez une table de fin de déjeuner, vous pensez à Proust, et que cela n’est pas près de s’arrêter. Voilà aussi pourquoi nous penserons à vous, à Proust et à la Théorie des Cadres Relationnels chaque fois que nous verrons une table de fin de déjeuner  😉 .

Il y aurait encore beaucoup à dire sur ces questions, notamment à propos des relations de relations qu’on trouve dans les métaphores, dont font grand usage les poètes et les écrivains, ou du caractère idiosyncrasique des expériences vécues au contact des mots et comment les écrivains tentent de déclencher des expériences communes au plus grand nombre, ou encore pour savoir si la connaissance de ces mécanismes brise la magie de la littérature.

Je rêve du jour où des collaborations naîtront entre de brillants lettrés comme Xavier de la Porte et des spécialistes de la Théorie des Cadres Relationnels. Les thérapeutes, qui souvent cherchent les mots justes pour aider leurs patients, auraient certainement eux-aussi beaucoup à apprendre de telles collaborations.

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[1] Le fait que le mot soit lu plutôt qu’entendu dans l’exemple de Xavier de la Porte ajoute une étape supplémentaire de transfert des propriétés du stimulus que le mot désigne mais ne change pas le mécanisme. Je n’ai pas décrit cette étape ici pour des raisons de facilité de lecture. En bref, elle consiste en une relation d’équivalence entre le mot prononcé et le stimulus qu’il désigne, puis entre le mot prononcé et le mot écrit, puis par implication combinée, entre le mot écrit et le stimulus désigné, avec à chaque fois un transfert des propriétés entre les stimuli concernés.

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Version en español (gracias a la señora Nuria Azuaga)

El truco mágico de la literatura es psicológico

Me gusta mucho el trabajo de Xavier de la Porte. Yo era un gran seguidor de su programa Place de la toile. Acompañado de letras modernas y antiguos alumnos del ENS (École Normal Supérieur), tiene una capacidad sin límite para cuestionarse sobre el mundo que le rodea. Es sin duda un hombre honesto que podríamos escuchar reflexionar en voz alta horas y horas sin cansarse.

En una charla sobre France inter (sin gran interés aparte de las intervenciones de Xavier de la Porte) titulada La litterature est-elle censée nous faire du bien? (¿Se supone que la literatura debería hacernos bien?), nuestro letrado se ha lanzado en una de estas reflexiones, armado de ese entusiasmo sanamente cándido que lo caracteriza.

«La literatura es un truco de locos: es un ensamblaje de signos – que además es situacional ya que es diferente según las civilizaciones y los idiomas-, un ensamblaje de signos que producen palabras, que luego producen frases, y que después producen pensamientos e imágenes. ¡¿Cómo funciona?! Cómo es posible que leyendo una frase de Proust que cuenta, no sé, las migajas de la mesa después de la comida en el gran hotel de Cabourg por ejemplo, ¿cómo se hace para producir esa imagen misma? ¡Eso ya es completamente asombroso! Y luego, ¿cómo es posible que, cada vez que vayamos a ver una mesa al terminar la comida, durante el resto de nuestra vida, pensemos en Proust? Son cosas absolutamente increíbles (…). Hay algo maravilloso, mágico, que no llego a explicarlo completamente…».

Aquí encontramos un enigma que nos fascina también a nosotros los psicoterapeutas, puesto que las mismas palabras que forman la literatura son capaces de adentrarnos en los peores sufrimientos así como aliviarlos. En las problemáticas que nos ocupan, no son imágenes de migajas sobre una mesa que aparecen, sino las de un accidente, un abandono o una humillación que vuelven ante la simple lectura de un artículo de revista sin ninguna relación aparente, desembocando en un sentimiento de vulnerabilidad y de falta insuperable. Es más, los esfuerzos para comprender el funcionamiento del lenguaje transcienden la psicología desde sus orígenes. Ya William James, el padre de la psicología moderna escribía “la palabra perro no muerde”, subrayando así que la palabra invoca frecuentemente las emociones desencadenadas por lo que designa, aun sin ser el objeto mismo. Con el concepto de fusión, la ACT ha puesto el acento en la grandiosa capacidad de las palabras para controlar nuestros comportamientos.

¿Entonces cómo funciona? Puede ser que tengamos la respuesta a esta pregunta. Vamos a por una aplicación lapidaria de la Teoría de los Marcos Relacionales a la literatura !

Primero, saber cómo las palabras producen imágenes (las migajas del gran hotel de Cabourg). En primer lugar, hay que detectar que no sólo percibimos estímulos sino también la relación entre los estímulos. Cuando vemos una manzana en un árbol, no percibimos únicamente las características propias de cada una de las manzanas. Las vemos igualmente en comparación las unas de las otras. Vamos a juzgar esa manzana más gorda que ésta otra, más alta en el árbol, menos roja, etc.

Entre estas relaciones, la más simple –pero también una de las más potentes- es la relación de equivalencia. Un estímulo es equivalente a otro. El truco de magia empieza a razón del hecho de que dos estímulos en relación de equivalencia comparten la mayoría de sus propiedades. Si llegando al Club Med les dieran un collar de perlas y les explican que cada perla vale 10 euros – es decir que ponemos cada perla en equivalencia con un billete de 10 euros-, tendrán cuidado de no perderlo, como si estuviese compuesto de verdaderos billetes de 10 euros, aunque sepan que el objeto cuesta muy poco en sí mismo.

Las palabras son estímulos (sonoros, escritos) puestos en equivalencia con otros estímulos (objetos, lugares, emociones, pensamientos, etc.). Adquieren así una parte importante de las propiedades de lo que designan. Las migajas sobre una mesa son estímulos a los que han accedido anteriormente por la vista (quizás por el tacto y el gusto igualmente). Sin duda alguien ha puesto en equivalencia la palabra “migajas” y la experiencia visual (táctil, gustativa) que están teniendo (“¿has visto todas esas migajas, Clara?”, “no eches migajas por todos lados Claras”, etc.). La palabra “migaja” ha cogido las propiedades de esta experiencia sensorial. Escuchar o leer [1] la palabra “migaja” puede ahora evocar en vosotros la imagen del estímulo que designa.

Y el truco de magia sigue, ya que ¡compartir las propiedades funciona en los dos sentidos! En la Teoría de los Marcos Relacionales, hablamos de la implicación mutua entre los estímulos puestos en relación. En consecuencia, ver las migajas evocará ciertamente en vosotros la palabra “migaja”, de manera automática. Así, las primeras migajas vistas después de la lectura del pasaje de Proust evocan ciertamente ese momento del libro donde Proust describe las migajas sobre una mesa del gran hotel en Cabourg. Si vuestro recuerdo es aún lo bastante vívido, escucharían resonar las frases exactas de Proust. Las imágenes que os habéis forjado al leer pasaran de forma furtiva en vosotros. Si esta experiencia atrae vuestra atención – digamos que os sorprende, u os impresiona, incluso os irrita- vais a pesar de todo a analizarla, o buscar como rechazarla, reforzando aún más la relación que une las migajas que veis y aquellas descritas por Proust. En otras palabras, vuestras migajas están ahora definitivamente mezcladas con aquellas de Proust y no podrán voluntariamente librarlas de esa propiedad.

Esa es la razón por la que, querido Xavier, cada vez que vea una mesa al terminar la comida, pensará en Proust, y eso no se acabará nunca. También ocurrirá que pensaremos en usted, en Proust y en la Teoría de los Marcos Relacionales cada vez que veamos una mesa al terminar la comida.

Existe todavía mucho que decir sobre estas cuestiones, notablemente a propósito de las relaciones que encontramos en las metáforas, de las cuales hacen gran uso los poetas y los escritores, o del carácter idiosincrático de las experiencias vividas en contacto con las palabras y como los escritores tienden a provocar experiencias comunes a la mayoría, o todavía por saber si el conocimiento de esos mecanismos rompen la magia de la literatura.

Sueño con el día en que nazcan colaboraciones entre brillantes letrados como Xavier de la Porte y especialistas de la Teoría de los Marcos Relacionales. Los terapeutas, que frecuentemente buscan las palabras justas para ayudar a sus pacientes, tendrán sin duda ellos también mucho que aprender de esas colaboraciones.

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[1] El hecho que la palabra sea leída en vez de escuchada en el ejemplo de Xavier de la Porte añade un paso suplementario de transferencia de propiedades del estímulo a la palabra designada, pero no cambia el mecanismo. No he descrito este paso aquí para facilitar la lectura. Brevemente, consiste en una relación de equivalencia entre la palabra pronunciada y el estímulo que designa, y entre la palabra pronunciada y la palabra escrita, y por la implicación combinada, entre la palabra escrita y el estímulo designado, con cada vez una transferencia de propiedades entre los estímulos implicados.

 

 

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