TP de TCR avec Monique Ranou

La pub est une pratique appliquée, plus ou moins habile, de la dérivation de fonctions. C’est le cas aussi du packaging et du design, au travers desquels les fabricants tentent de déclencher des fonctions dérivées, qui conduiront à l’acte d’achat.

La photo jointe est celle d’un emballage de repas préparé tel qu’on en trouve dans les supermarchés de centre-ville. Un coup d’œil d’ensemble laisse apparaître une quantité importante de messages et de couleurs. Il y a de nombreuses choses écrites, des codes, des images.

Du pain béni pour un TP de théorie des cadres relationnels (TCR) !

On remarque d’abord que la plupart des messages ne sont pas directs mais font appel à de l’implicite. Il n’est pas par exemple inscrit « un goût formidable », ou « pour combler votre faim », ou encore « ce produit est sain ». La majorité des messages fait appel à des fonctions non explicitement mentionnées, au travers de différents cadres de dérivation.

Regardons maintenant cet emballage dans le détail.

* d’abord le plus simple en matière de TCR: en bas en droite de l’emballage, on trouve la mention « Bowl signifie bol en français ». Nous sommes ici en présence d’une relation de coordination. Simple, basique, comme dirait qui vous savez. Cette mention n’est pas très marketing, pas symbolique, pas très intéressante. C’est en fait une obligation légale (loi Toubon) et c’est certainement pour cela que la relation est basique (bowl = bol) et qu’elle ne contient aucun implicite.

* ensuite le nutri-score en bas à gauche : ici commence la complexité, car on trouve à la fois de l’implicite – la fonction dérivée n’est pas indiquée en toutes lettres- et plusieurs types de relations, arbitraires qui plus est.

– l’implicite d’abord : le code couleur et les lettres sont reliés à la qualité nutritionnelle du produit. Sauf que ça n’est écrit nulle part. On suppose que le client est initié au nutri-score et qu’il sait à quoi il est fait référence

– ensuite les relations. En premier une relation de coordination, avec de l’implicite donc : la lettre A correspond à une bonne qualité nutritionnelle ; la lettre E à une mauvaise qualité nutritionnelle. Ici encore, rien n’est précisé, nul n’est sensé ignorer le nutri-score 🙂

– enfin une relation hiérarchique, avec A > B > C > D > E, et une autre portant sur les couleurs, avec vert foncé > vert clair > jaune > orange > rouge. Pourquoi pas l’inverse, par exemple la lettre E symbolisant une meilleure qualité nutritionnelle que la lettre A, ou la couleur Rouge plus enviable que la couleur vert ? Totalement arbitraire…

* puis vient le logo bleu-blanc-rouge en forme de carte de France et la phrase « préparé en France ». Ici encore, beaucoup d’implicite et plusieurs types de relations :

– les couleurs bleu-blanc-rouge et la carte sont en relation de coordination avec la France –relation arbitraire à l’évidence, car la « France » n’a pas de propriété physiques définies -vous ne pouvez pas me la montrer par exemple-, et ce qu’on appelle la « France » ne partage aucune caractéristique physique avec ce symbole (les rivières, les arbres, etc. qu’on voit en parcourant la France ne sont pas bleu-blanc-rouge, pas plus qu’on ne voit la forme complète du périmètre de la France, même quand on est face à l’océan ou devant la frontière avec la Belgique ou l’Espagne)

– la phrase « préparé en France » convoque implicitement les autres pays et constitue un cadre de relation hiérarchique. La fonction hiérarchique est ici aussi implicite : préparé en France, c’est sensé être mieux que préparé dans un autre pays. Relation certainement arbitraire : qui sont les juges ? Où sont les évaluations ? Les espagnols préfèrent-t-ils également la mention « préparé en France »? 🙂

– l’astérisque est dans une relation de coordination non-arbitraire avec l’astérisque qui se trouve en bas de l’emballage : c’est bien le même stimulus qu’on retrouve en bas de page, même forme, même couleur, et le texte qui l’accompagne vient compléter le texte qui se trouve à côté de l’astérisque du haut

– le texte près de l’astérisque du bas (« le saumon, les crudités (…) ne sont pas français ») correspond à une relation de distinction. Ici, la petite taille des caractères nous laisse supposer que l’industriel aurait préféré ne pas mettre cette mention. Il imagine certainement que les clients considèrent meilleurs les produits français. On serait donc face à une relation hiérarchique couramment évoquée chez les clients français, à savoir, qu’un aliment produit en France est meilleur qu’un aliment produit dans un autre pays.

Cette mention répond à nouveau à une obligation légale. Il faut donc être explicite. Cependant l’industriel, tout en respectant la loi, cherche à gommer la relation hiérarchique qui pourrait gêner l’acte d’achat en ne mettant en avant qu’une relation de distinction, convoquant des fonctions moins à l’inverse de l’achat, alors qu’il a bien utilisé la relation hiérarchique implicite en convoquant la carte de France et les couleurs du drapeau. Cependant, malheureusement pour l’industriel, la dérivation est cumulative ici, et l’implicite s’évoque d’autant plus qu’il l’a convoqué dans son message « préparé en France »: la relation hiérarchique implicite [les produits français sont meilleurs que les produits étrangers] s’ajoute à la relation de distinction explicite [les produits utilisés ne sont pas français] pour entraîner la dérivation [les produits utilisés sont moins bons]. L’industriel a bien fait d’utiliser une plus petite police de caractères, mais il aurait peut-être mieux fait de ne pas évoquer la France du tout…

On notera au passage une autre relation de distinction dans l’usage des termes « préparé en France », mention légale distincte de « produit en France », et distinction tellement implicite que peu de consommateurs la repèrent et en saisissent la portée (si vous souhaitez connaître la différence -et assister à un dîner de con au passage-, cliquez ici).

* Ensuite, on trouve un tour de maître : en bas à droite, l’indication « maintenant sans fourchette » accompagnée d’une fourchette barrée. Encore plus dense et plus complexe en termes de relations et de fonctions dérivées :

– « Maintenant », implicitement en relation avec « avant », signale un cadre de relation temporelle bien sûr, mais il est aussi saupoudré d’un cadre hiérarchique, car on suppose que ça doit être mieux maintenant, puisque l’industriel nous l’indique. Pourquoi c’est mieux ? Parce que ces quelques mots impliquent également un cadre de coordination implicite : avant, mettre une fourchette jetable dans chaque emballage était une source de pollution de l’environnement. Fourchette = pollution. Si vous n’avez pas cet implicite en tête, la seule lecture de cet emballage rend votre comportement d’utiliser une fourchette jetable aversif: si vous achetez un repas avec fourchette jetable, vous êtes ipso facto réactionnaire, puisque vous continuez à vous comporter comme on le faisait avant

– « sans » fourchette créé un cadre d’opposition, qui vient donc inverser la relation implicite précédente. Sans fourchette, pas de pollution de l’environnement. Sans fourchette jetable, vous voilà soulagé.e de votre culpabilité, vous avez la possibilité de ne pas être un réactionnaire en achetant ce Buddha bowl. Grâce à ce cadre d’opposition à la fourchette qui pollue, si vous achetez ce produit, vous contribuez à la protection de l’environnement. Ce n’est pas directement écrit sur l’emballage car ça serait trop critiquable, mais c’est bel et bien évoqué, par dérivation, par les quelques mots de ce message.

* l’encart listant les ingrédients n’indique pas tous les ingrédients (désolé si vous n’aimez pas le concombre ou si vous êtes allergique au wasabi, il y en a dans la recette, mais c’est écrit en tout petit au dos de l’emballage). Pourquoi diable lister les ingrédients en gros caractères sur la face avant du produit si ce n’est pas pour tous les indiquer ? Afin de savoir ce qu’on va manger et faire son choix allez-vous me répondre. Certes. Mais également parce que cet affichage véhicule lui aussi un message implicite: nous sommes transparents sur la composition, les ingrédients sont directement visibles sur la face avant du produit. On affiche la couleur en quelques sortes, ce qui implicitement convoque une autre relation de coordination : « nous = transparence », qui se dérive en implication combinée via « transparence = confiance » vers, « nous = confiance ».

* Dans le même esprit, le nom de « Buddha » est en relation de coordination implicite avec de nombreuses valeurs qui pourraient être renforçantes pour vous, comme la bienveillance, la sagesse, etc.

* Enfin, certainement le plus hasardeux: la mention en haut à gauche « Producteurs et commerçants » constitue une relation de coordination avec une fonction implicite (on cherche à compléter la relation « producteurs et commerçants = ??? »), mais vraisemblablement peu de personnes seront capables de la compléter. On suppose que la fonction dérivée est une fonction d’approche, puisque l’industriel veut vendre, mais quant à savoir pourquoi vendre ce qu’on produit est un atout pour ce bowl, ce n’est pas évident, et certainement assez arbitraire…

Enfin, si on veut l’analyse complète, les mots sont eux-mêmes des stimuli mis en relation de coordination arbitraire avec ce qu’ils désignent (vous ne mangerez pas des mots). Les photos d’aliments sur l’emballage, quant à elles, constituent des stimuli mis en relation de coordination non arbitraire avec les aliments qu’elles représentent : elles en partagent les propriétés visuelles ; vous vous attendez à trouver des stimuli d’apparence identique dans le paquet (ou à peu près 😉 )

L’histoire comportementale qu’il est nécessaire d’avoir vécue pour comprendre l’ensemble de ces messages est très complexe. Le fabricant a peut-être choisi d’en mettre le plus possible afin de toucher le plus de personnes possibles… Au risque d’être symboliquement un peu indigeste peut-être ?

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