On a tendance à véhiculer l’idée que la Théorie des Cadres Relationnels (TCR) est un modèle compliqué. En fait, ce n’est pas le modèle en lui-même qui est compliqué, mais les phénomènes qu’il se propose d’expliquer. Il s’agit de comprendre le langage et la cognition, c’est-à-dire certainement ce qui fait la spécificité de l’être humain, ce qui nous permet de rêver, de créer, de rire, d’inventer, de prévoir (les plus grincheux ajouteront « de souffrir » ; ils auront raison, mais j’ai envie d’être positif aujourd’hui 🙂 ). Bref, cette histoire est particulièrement complexe !
Au-delà du caractère ambitieux de la TCR, il existe une autre difficulté majeure pour comprendre ces phénomènes : il nous est particulièrement difficile de réfléchir en dehors du langage. Nous avons besoin du langage pour comprendre le langage. C’est ce qui fait qu’on s’y perd parfois. En quelques sortes, nous utilisons trop naturellement le langage pour parvenir à le déconstuire facilement.
En effet, si le langage permet de décrire des relations entre des stimuli -comme quand je dis par exemple qu’un chien est plus petit qu’un lion- dans le même temps, le langage est lui-même un ensemble de relations. Pour être plus précis, pour la TCR le langage est l’activité de mettre en relation des stimuli (par exemple la suite de sons « chaise ») avec d’autres stimuli (par exemple une chaise) de façon arbitraire (on aurait pu utiliser n’importe quelle autre suite de sons pour désigner une chaise, c’est d’ailleurs le cas dans d’autres langues).
La difficulté est que cette activité de mise en relation arbitraire de stimuli qu’est le langage permet de désigner des relations non-arbitraires comme de créer des relations arbitraires. Dans l’exemple du chien et du lion, la relation de taille entre les deux animaux, désignée au moyen du langage, n’est pas arbitraire : si on mesure le volume d’espace occupé par un chien, il sera effectivement moins important que le volume occupé par un lion, et cette relation entre la taille du chien et la taille du lion préexiste aux êtres humains qui la qualifient. Par ailleurs, le langage permet aussi de créer et de désigner des relations arbitraires, comme par exemple si on dit que Mbappé a plus de style que Rihanna. Cette relation n’existe que parce qu’un être humain l’a créé au moyen du langage. La meilleure preuve est qu’on pourrait tout à fait affirmer le contraire (que Rihanna a plus de style que Mbappé).
Pour résumer, le langage est une activité de mise en relation arbitraire de stimuli (on relie arbitrairement des sons qui constituent les mots aux stimuli qu’ils désignent) qui permet de désigner des relations non-arbitraires entre des stimuli (qui portent sur leurs caractéristiques physiques) ainsi que des relations arbitraires (construites de toutes pièces par le locuteur). Cela signifie que tout ce que nous disons, que ce soit à propos de relations arbitraires ou de relations non arbitraires entre des stimuli, passe par des relations arbitraires, puisque cela passe par le langage. Difficile donc de nous rendre compte du caractère arbitraire du langage, puisqu’on le fait au moyen du langage.
Au risque de complexifier –mais encore une fois, ce sont les phénomènes eux-mêmes qui sont complexes- la capacité à relier arbitrairement –ce qu’on appelle le langage donc- s’acquiert par la répétition de renforcements pour nos réponses en présence de stimuli reliés de façon non arbitraire, c’est-à-dire des stimuli qui sont reliés par une propriété physique (la taille, la couleur, le nombre, la texture, etc.), ou dit autrement par une caractéristique perçue par nos sens. Par exemple, nos parents nous applaudissent quand nous choisissons la plus grande des peluches qui se trouve devant nous après qu’ils aient dit « donne moi la plus grosse peluche ». A force d’entendre la même suite de sons (« laquelle est la plus grosse? », « Donne-moi la plus grosse », etc.) en présence de stimuli différents reliés par la même caractéristique non arbitraire (par exemple parce qu’il y en a toujours un plus gros), cette suite de sons finit d’une certaine façon par « incarner » cette relation non arbitraire.
Une fois que nous avons appris la signification de cette suite de sons (« plus grosse » dans l’exemple précédent) au moyen de la répétition de renforcements pour des comportements en présence de relations non arbitraires, nous pouvons alors nous en servir pour relier arbitrairement n’importe quels stimuli entre eux, indépendamment de leurs propriétés physiques (comme dans l’exemple de Mbappé et Rhianna).
Au final, on a donc une activité de mise en relation arbitraire de stimuli (le langage), qui s’apprend par la présentation de stimuli reliés entre eux non-arbitrairement (sur base de leurs propriétés physiques) et qui finit par permettre de désigner des relations non-arbitraires (un chien est plus petit qu’un lion) ainsi que des relations arbitraires (Mpabbé a plus de syle que Rhianna).
Lorsqu’on découvre la TCR, on maîtrise déjà tous les processus décrits ici. Pour le dire plus simplement, dotés du langage, nous sommes capables de créer et de désigner des relations arbitraires complexes, et d’adapter nos comportements à ces relations. Le fait est qu’on réalise cette activité en permanence et intensément, sans même nous en rendre compte. Or, pour mieux observer ce caractère arbitraire, il serait plus facile de ne pas être pris dans des relations arbitraires (dans le langage). C’est impossible, car nous ne pouvons pas désapprendre à parler. Ni apprendre à dé-parler. Ce mot n’existe pas ? Si, il existe, je viens de l’inventer. Et vous venez de le comprendre. C’est précisément ce qui est magique !